Quelle évolution du droit des entreprises en difficulté ?

Interview réalisée par la rédaction de DALLOZ ACTUALITÉS et publiée le 30 mars 2022 sur leur site

Alors que le quinquennat de l’actuel président de la République française se termine, Dalloz actualité a souhaité retracer, à travers une série d’entretiens, les grandes évolutions juridiques à l’œuvre durant ces cinq dernières années sous l’effet conjugué de l’action des pouvoirs exécutif et parlementaire, voire des décisions de justice, et réfléchir aux évolutions à venir. Focus sur le droit des entreprises en difficulté.

Les cinq années écoulées ont donné lieu à l’adoption de plusieurs textes en droit des entreprises en difficulté. Cette branche du droit a connu une réforme d’ampleur, grâce à l’ordonnance n° 2021-1193 du 15 septembre 2021 portant modification du livre VI du code de commerce qui a transposé dans notre droit la directive européenne « Restructuration et insolvabilité » 2019/1023 du 20 juin 2019. Elle a été également l’objet de mesures conjoncturelles, liées à la crise du covid-19, mais dont certaines ont finalement été pérennisées, comme si la Chancellerie avait utilisé cette crise comme un laboratoire. Analyse de l’évolution du droit des entreprises en difficulté avec Georges Richelme, ancien président de la Conférence générale des juges consulaires de France et président de la mission Justice économique installée par le gouvernement en octobre 2020, Georges Teboul, avocat au barreau de Paris et ancien président de l’association Droit & commerce, et Christophe Thévenot, administrateur judiciaire et ancien président du Conseil national des administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires (CNAJMJ).

La rédaction : Quels sont les apports principaux des mesures prises par les pouvoirs publics, notamment en lien avec la crise du covid-19, dans le domaine du droit des entreprises en difficulté ?

Georges Richelme : Deux années viennent de s’écouler dans une conjoncture totalement inédite, une crise sanitaire globale entraînant une crise économique mondiale. Une des conséquences aurait dû être une vague de défaillances d’entreprises mettant à mal l’économie de notre pays. À ce jour, il n’en a cependant rien été car les pouvoirs publics ont décidé de préserver celles-ci en faisant mettre à leur disposition une masse de crédits telle que les entrepreneurs n’auraient jamais osé en rêver (145 milliards d’euros en deux ans !) et en leur accordant des aides multiples pendant les périodes de suspension forcée de l’activité. Ce soutien matériel s’est accompagné d’une réactivité, qu’il faut saluer, sur le terrain du droit avec l’adoption d’une série d’ordonnances prises dans des délais auxquels ne nous avait pas habitué l’administration.

Dans le domaine des difficultés des entreprises, plusieurs textes sont rapidement intervenus et en particulier l’ordonnance du 20 mai 2020, dont une des particularités était d’être inspirée par les échanges intensifs pendant cette période entre les principaux intervenants en la matière (administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires, juges consulaires, greffiers des tribunaux de commerce, avocats, Chancellerie et ministère de l’Économie). La transposition de la directive européenne, qui était en chantier depuis plusieurs années déjà, qui a abouti à la réforme du 15 septembre 2021, a pris en compte elle-même ce contexte très particulier dans lequel elle intervenait, ce qui pour une réforme de cette ampleur est assez inédit. Madame le professeur Sautonie-Laguionie a pu écrire à ce propos que cette ordonnance « ouvrait des temps nouveaux pour l’entreprise en difficulté ».

Si cette crise a fortement sensibilisé les pouvoirs publics à la question des difficultés des entreprises, les réponses qui ont été apportées en particulier en ce qui concerne l’accompagnement des entrepreneurs en difficulté manquent encore d’ambition. Conscient de cette préoccupation, monsieur le garde des Sceaux avait installé à la fin du mois de septembre 2020 une mission « Justice économique » chargée de faire des propositions à ce sujet en faisant travailler ensemble tous les intervenants concernés. Le rapport publié par la mission au mois de février 2021 ciblait particulièrement les dispositifs de prévention et leur utilisation par les entreprises mais surtout les TPE, PME, petits entrepreneurs, agriculteurs, professions libérales, associations (même si les TPE – c’est-à-dire les entreprises qui ont moins de dix salariés – ne représentent « que » 26 % de la valeur ajoutée nationale, elles constituent 95 % des entreprises françaises). Le constat était clair : « La multiplicité des acteurs intervenants sans véritable coordination représente le principal handicap de la politique de prévention des difficultés des entreprises car cela brouille la compréhension de ceux à qui ces dispositifs s’adressent ». En conséquence, la mission proposait de renforcer la prévention détection, la formation des dirigeants, leur accompagnement et la mise en place d’une information unifiée sur les dispositifs de prévention. Surtout, la mission proposait que tous les dispositifs convergent vers les procédures judiciaires de prévention, que ce soit devant le tribunal de commerce ou le tribunal judiciaire, en mettant en avant le fait qu’elles impliquent l’accompagnement du dirigeant (mandataire ad hoc ou conciliateur) et qu’elles permettent de traiter dans le cadre d’une seule procédure l’ensemble des créanciers de l’entreprise.

Les conclusions du rapport qui a été bien accueilli (le professeur Roussel-Galle estimant par exemple que c’était « [un] rapport très riche allant de la formation à l’information en passant par l’amélioration de la prévention ») n’ont cependant été que partiellement reprises dans les mesures d’application des plans mis en place par les pouvoirs publics. Pourtant, c’était un ensemble de recommandations dont l’application relevait pour beaucoup de bonnes pratiques mais aussi de dispositions simplement réglementaires. En réalité, on constate qu’il n’y a toujours pas à proprement parler de politique de prévention pensée et déclinée avec l’ensemble des intervenants, qu’ils soient acteurs (avocats, experts-comptables, juges, administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires, etc.) ou intervenants (banques, administrations, syndicats professionnels, chambres consulaires, collectivités locales et en particulier les régions, qui, dans le cadre des travaux de la mission, avaient fait valoir leur capacité et leur volonté à intervenir dans ce secteur…).

Ainsi, à propos des systèmes de détection des difficultés des entreprises, le rapport proposait un rapprochement entre le dispositif administratif « Signaux faibles » et les greffes des tribunaux de commerce car, au cours de leurs travaux, les membres de la mission avaient constaté une réelle complémentarité qui aurait pu améliorer l’efficacité de la prévention-détection. Il semblerait que le ministère de l’Économie n’ait pas identifié les greffiers des tribunaux de commerce comme des acteurs positifs, ce qui semble révéler une méconnaissance de leur rôle. De même, la démarche d’information globale à partir d’une plateforme centrale n’a pas été reprise, certains ministères préférant faire cavalier seul en mettant en place leur propre portail d’accès…

Mais surtout, c’est la dimension judiciaire de la prévention et du traitement des difficultés qui a été écartée au profit d’une reprise en main des dispositifs par l’administration d’État. Pourtant, cette proposition de la mission « Justice économique » n’était pas isolée et se retrouvait dans deux rapports parlementaires ; un rapport d’information de la commission des lois du Sénat, Le droit des entreprises en difficulté à l’épreuve de la crise, et un rapport de la mission d’information commune de l’Assemblée nationale, Entreprises en difficulté : anticiper, accompagner et rebondir, sous la présidence du député Romain Grau. Tous soulignaient l’importance des procédures judiciaires de prévention.

Ce n’est cependant pas la voie principalement choisie par les pouvoirs publics, qui ont préféré le pilotage de la sortie de crise (!) par l’administration préfectorale et l’administration fiscale – laissant de côté juges et ministère public – en considérant que la conciliation n’est qu’une procédure parmi d’autres. Or, ce que soulignaient les trois rapports cités, c’est que seules les procédures judiciaires permettent de traiter dans un cadre unique l’ensemble des difficultés, qu’elles soient dues à des dettes sociales ou fiscales, à des difficultés avec les établissements bancaires, mais aussi avec les fournisseurs ou les bailleurs.

Si les aides publiques ont permis d’éviter la défaillance, voire la disparition de nombre d’entreprises viables confrontées à des problèmes de trésorerie, elles ont aussi soutenu des entreprises insuffisamment rentables et qui ont été artificiellement maintenues dans le circuit économique. Ce phénomène risque de se prolonger en particulier avec la décision de permettre l’allongement de la durée des prêts garantis par l’État (PGE). En effet, ceux-ci ont ajouté un montant supplémentaire à l’endettement des acteurs économiques et le temps du remboursement venu « […] certaines entreprises risquent d’être asphyxiées dans leurs tentatives de redémarrage » (rapport de la Cour des comptes). Il est donc désormais prévu que la renégociation de ces prêts soit possible. Mais est-ce qu’en repoussant les échéances, les problèmes causés par l’accroissement de l’endettement des entreprises qui ne seront plus en mesure d’honorer les remboursements seront réglés ? La question est désormais posée d’autant plus que la crise ukrainienne qui succède (ou s’ajoute ?) à la crise sanitaire est en train de rebattre les cartes de l’économie mondiale.

Les pouvoirs publics ne doivent-ils pas alors accepter et faire accepter cette réalité : « le mal dont souffre le débiteur, c’est son endettement excessif et certainement pas la procédure ouverte à son encontre qui, elle, fait figure de remède » (selon l’expression du professeur F.-X. Lucas) et se décider à promouvoir vraiment les procédures judiciaires amiables permettant de négocier des échéanciers sous la protection du tribunal et aussi, lorsque cela sera nécessaire, les procédures collectives seules à même de permettre de traiter les difficultés persistantes des entreprises, en redonnant dans les dispositifs à venir toute leur place à la sauvegarde et au redressement judiciaire ?

Georges Teboul : Le moment est propice à un rappel rétrospectif de la période écoulée, sans entrer bien entendu dans des considérations politiques partisanes qui n’ont pas leur place ici. Les statistiques nous enseignent que les procédures collectives ont diminué de moitié pendant la crise de la covid et la question essentielle consiste à se demander si les mesures libérales prises par le gouvernement n’ont pour effet qu’un report des difficultés ou si, au contraire, un véritable boom économique a été créé du fait d’une injection massive de capitaux écartant durablement un risque systémique de défaillances importantes pour les entreprises.

Certes, le phénomène des entreprises zombies perdure car les entreprises françaises souffrent d’un manque chronique de capitaux propres et vivent souvent du crédit interentreprises qui leur est consenti et qui dépasse notablement le crédit bancaire.

Par ailleurs, l’État semble avoir changé pendant ce quinquennat son approche des entreprises en difficulté. Auparavant, il avait, semble-t-il, essentiellement une vision de créancier avec une volonté de récolter le maximum d’informations sur les entreprises pour suivre leur gestion en temps réel et apprécier les risques de non-recouvrement. Par différents organismes et notamment le CIRI, la BPI, l’Etat avait par ailleurs le souci de réguler l’économie en aidant au redressement des entreprises qui occupaient une place importante ou utile dans notre économie. Cette approche a été très notablement accentuée avec un changement des mentalités. Ainsi, à Bercy, l’administration s’est rendu compte que les indicateurs mis en place avec le système des signaux faibles ne fonctionnaient plus. Si on utilisait en effet ces indicateurs, il fallait considérer que bon nombre d’entreprises françaises étaient en difficulté, la pandémie ayant brouillé les cartes. Il a donc été nécessaire de faire dialoguer les administrations entre elles, notamment le fisc, traditionnellement jaloux de la confidentialité des informations recueillies, qui a fini par accepter de coopérer avec les autres services de Bercy pour mettre en place des outils destinés à aider les entreprises.

Bercy n’a pas ménagé son travail et de très nombreuses initiatives ont vu le jour, qu’il s’agisse des PGE (qui ont été mis en place un peu partout en Europe et nous n’avons pas ici été particulièrement originaux), des aides ponctuelles à la trésorerie, qui ont fait l’objet de nombreux arrêtés et de très nombreuses mesures de soutien, comme des aides salariales, la mise en place de commissaires spécifiques sur la sortie de crise, etc.

La Chancellerie n’est pas restée inactive et a mis en place de nombreuses techniques qui ont permis d’aider efficacement à surmonter la crise. Il n’est pas inutile d’en rappeler quelques-unes, même si celles-ci n’ont pas toutes perduré. En particulier, et d’une manière inédite, on a assisté à la suspension des effets d’un état de cessation des paiements, ce qui était tout à fait original, pendant une période de plusieurs mois. Ainsi, une entreprise en cessation des paiements a été dispensée de déclarer cet état et on lui a permis d’attendre des jours meilleurs pendant plusieurs mois, ce qui était tout à fait nouveau et aura nécessairement un retentissement dans la mise en place de sanctions ou dans leur appréciation.

D’une manière générale, cette crise a provoqué une plus grande inventivité. Le développement des outils internet, la permission de la communication par tous moyens avec les tribunaux, la mise en place systématique d’audiences en visioconférence ont montré que certains tribunaux pouvaient être plus réactifs que d’autres et que certains outils pouvaient être adaptés, nonobstant les nombreuses réserves qui se sont exprimées, notamment sur l’audience en visioconférence qui a provoqué de nombreuses critiques que nous n’avons pas fini d’entendre. L’avantage incontestable de la commodité en permettant au juge et aux justiciables de rester chez eux en participant à une audience a pu être contrebalancé par l’insensibilité que procure l’écran, le déficit de partage des émotions au détriment d’une meilleure communicabilité. Ce débat n’est toujours pas clos, mais il a incontestablement été créé.

De nombreuses structures de dialogue ont été créées pour permettre à des professionnels de discuter avec les pouvoirs publics et de proposer des solutions concrètes : ainsi, la commission Richelme a permis de fédérer les professions, de créer une véritable structure de dialogue en proposant notamment une meilleure communication et une centralisation des informations au profit des dirigeants souvent esseulés et peu compétents face à leurs difficultés. L’effort de plusieurs professions a été demandé, notamment les experts-comptables avec des missions spécifiques, les administrateurs judiciaires qui ont accepté des tarifs bas pour les petits dossiers, etc.

Les régions et les départements ont aussi consenti des aides pour soutenir les entreprises, leur donner les moyens de faire des diagnostics, etc.

Nous avons aussi constaté que les seuils prenaient une importance particulière, tant il est vrai que les difficultés d’une grande entreprise ne peuvent être traitées comme les difficultés d’une petite entreprise. Cette modulation des mesures en fonction des seuils de chiffres d’affaires et d’effectifs est devenue encore plus présente, ce qui est une bonne chose.

Parallèlement, des constats contrastés ont été faits, ce qui a permis de constater l’écart qui s’est creusé entre de nombreuses juridictions de nos régions et certains grands tribunaux : les mesures de prévention ont été plus importantes dans certains tribunaux, notamment en région parisienne alors que, dans de nombreuses régions, cette prévention ralentissait notablement, tout comme les procédures collectives.

Il faut dire à cet égard que cette crise a eu un effet de déculpabilisation important sur les dirigeants qui ont eu tendance à attribuer leurs difficultés d’une manière systématique à la crise de la covid, alors que celles-ci pouvaient être nées auparavant. En outre, la culpabilité du dirigeant qui redoute les effets d’une faute de gestion a été dissipée par la crise de la covid qui a servi de justification à de nombreuses situations, le dirigeant estimant davantage être victime de la fatalité que de sa propre incompétence. Il sera difficile à cet égard de faire le tri.

La Chancellerie a utilisé cette crise comme un laboratoire en tentant des mesures qui étaient soit prolongées, soit suspendues à la fin de la crise, même s’il est permis de s’interroger sur cette fin. Citons par exemple la possibilité facilitée pour le propriétaire d’une entreprise de reprendre celle-ci en étant déchargé du poids du passif, ce qui a été autorisé pendant quelques mois d’une manière assez libérale. Au vu des nombreuses critiques constatées, car cela pouvait apparaître scabreux, la Chancellerie a fait marche arrière et a mis fin à l’expérience qui avait donné lieu à quelques affaires emblématiques un peu surprenantes. Le retour à la procédure de demande de dérogation par le procureur a donc été acté, ce qui est une bonne chose. Il n’est en effet pas bon de faire miroiter au chef d’entreprise qu’il pourra facilement récupérer sa propre affaire en laissant de côté le passif. Cela peut avoir un effet dissuasif sur la reprise de l’entreprise par des tiers.

Les autres outils importants ont été l’allongement exceptionnel et provisoire de la durée des conciliations à dix mois, ce qui a permis de retrouver pour une partie des dossiers, une visibilité qui était absente pendant la crise. Cette mesure a donc été particulièrement utile. Elle a été combinée avec la possibilité d’imposer la suspension des poursuites et des paiements pendant la durée de la conciliation, ce qui, là encore, a pu avoir un effet positif en encourageant les créanciers récalcitrants à rentrer dans le rang et à rejoindre la table des négociations. Certains créanciers pouvaient, en effet, considérer la crise comme une aubaine en leur permettant de bénéficier des effets de la crise d’une manière qui pouvait apparaître injustifiée. Cette possibilité de suspension a été pérennisée, ce qui est positif.

Nous sommes plus réservés sur la prolifération des privilèges, que ce soit pour la new money pendant la prévention, pendant la période d’observation, pendant le plan de continuation, mais, après tout, les praticiens aiment bien disposer d’outils nombreux pour s’adapter à la multiplicité des situations qu’ils rencontrent.

Cette liste n’est évidemment pas exhaustive, mais elle a permis de constater que la bonne volonté peut coexister avec une aide efficace aux entreprises, ce qui a largement permis d’éviter une crise profonde en permettant à la plupart des entreprises de continuer à exister.

Restent de nombreuses interrogations, notamment sur les PGE qui ont été reportés et qui peuvent l’être encore davantage pendant une procédure de prévention ou une procédure collective, du fait des nouvelles dispositions intervenues à l’été 2021. Nous n’avons pas encore le recul sur la procédure de « sortie de crise », qui permet d’imposer à des créanciers un plan dans un délai très rapide. Cette prolifération des outils est incontestablement positive et montre qu’il s’agit d’aider les entreprises qui le méritent. Ce sujet est en effet le plus important.

C’est la mise en place d’outils de diagnostic qui permettent de vérifier qu’une entreprise est viable et a réellement une chance de rembourser son passif et de le renégocier d’une manière crédible et efficace, en assurant sa pérennité. Ce tri est indispensable et il doit être fait pendant la prévention.

Christophe Thevénot : La crise sanitaire qui a débuté il y a deux ans maintenant semble, du moins pour ce qui concerne cette cinquième vague en passe de se résorber – et les esprits se préparent à vivre à nouveau « comme avant » –, tout en sachant pertinemment que rien ne sera vraiment comme avant. À commencer par l’un des premiers enseignements de cette crise : nous ne sommes pas à l’abri de virus capables de se propager à l’échelle planétaire en quelques semaines, ou d’une catastrophe majeure qui remettrait en question nos modes de vie, tout simplement.

Les conséquences économiques de cette crise seront présentes à l’évidence beaucoup plus longuement, qu’il s’agisse des flux matériels de production qui ont été perturbés par les arrêts industriels, de la reprise franche de la consommation créant des goulots d’étranglement et des hausses de prix et, demain, des chutes de ces mêmes prix lorsque les rythmes de production, d’achats industriels et de ventes aux consommateurs vont se stabiliser… peut-être.

C’est dire que nos entreprises vont devoir naviguer dans un environnement qui joue au yo-yo, et va continuer de mettre à rude épreuve leurs besoins en fonds de roulement et donc leur trésorerie, nerf de la guerre économique depuis que le commerce et l’industrie existent.

Ces perspectives vont nécessiter des capacités d’adaptation, c’est le cas depuis que l’économie est « instable » avec le premier choc pétrolier, mais à un rythme qui ne cesse d’accélérer.

Pour éviter les faillites en chaîne, la plupart des pays européens ont suspendu, dès le début 2020, l’obligation de déclarer la défaillance de l’entreprise ou de l’entrepreneur. Ces mesures ont duré plusieurs mois, jusqu’à la fin 2020 environ. Il suffisait d’y penser, pour réduire le nombre de défaillances, supprimons les obligations déclaratives de difficultés ! Si le sujet n’était sérieux, cela pourrait prêter à sourire.

Bien sûr, suspendre l’obligation déclarative, alors que les charges continuent de courir et que le chiffre d’affaires devient parfois nul, n’aurait pas été tenable bien longtemps et les aides massives de l’État ont été le levier permettant de contenir le « tsunami » que les plus pessimistes, vite rejoints par les médias généralistes, annonçaient à grands cris et pendant toute l’année.

De tsunami il n’y a donc point eu, et c’est tant mieux. Un des effets – probablement inattendu ? – de l’injection massive de trésorerie dans l’économie (144,5 milliards de PGE au 31 décembre 2021, 23 milliards de moratoires d’office décidés par l’URSSAF) a été que le nombre de défaillances en 2020 et 2021 a chuté de moitié par rapport à 2019.

Dans cette mesure de sauvetage généralisé, quelques entreprises importantes ont malgré tout alimenté la chronique des procédures collectives, sauvegardes ou redressements judiciaires, celles qui présentaient auparavant des signes de fragilité, un endettement disproportionné, parfois plusieurs mesures de restructuration préalables…

Les statistiques de la société Altares ont montré que les PME de dix à dix-neuf personnes ne bénéficiaient plus de l’effet protecteur des aides de l’État à fin 2021, l’évolution de leurs défaillances redevenant positive au troisième trimestre de 2021 (+ 2,9 % de procédures collectives, dont + 30 % de redressements judiciaires).

Les premiers mois de 2022 confirment cependant un nombre toujours réduit des procédures collectives, et il est probable, à notre avis, que la poursuite sous d’autres formes des mesures d’aides aux entreprises maintienne le taux de défaillance à ce niveau pour de nombreux mois.

Plus près de nos préoccupations de praticiens au quotidien, le droit des procédures collectives s’est adapté, à la vitesse de l’éclair, à la situation inédite que rencontrait l’économie. Parmi les mesures adoptées, certaines ont été particulièrement utiles :

• bien sûr la tenue d’audiences en visioconférences lors des phases de confinement, mais aussi au-delà pour les audiences de prévention par exemple. On a pu regretter certains choix technologiques complexifiant à l’extrême les connexions mais il faut permettre la poursuite de ces audiences lorsque les parties sont éloignées géographiquement ou que l’enjeu ne nécessite pas de déplacer justiciables et juges ;


• la prolongation des périodes d’observations, l’aménagement des plans, etc. ;


• la durée de la conciliation portée à dix mois, mesure maintenue jusqu’au 31 décembre 2021 sous certaines conditions, et la suspension des poursuites qui a permis dans nombre de cas d’amener à la négociation des créanciers qui semblaient vouloir profiter de la situation de difficulté de leur débiteur ;


• plus récemment, les possibilités d’aménager les conditions de remboursement des PGE en conciliation sans perdre la garantie de l’État.

Sur le plan européen, l’actualité a été fournie. L’ordonnance n° 2021-1193 du 15 septembre 2021 comportant transposition de la directive européenne 2019/1023 du 23 juin 2019 constitue indéniablement un moment fort du bilan du quinquennat en matière de procédure collective. Cette transposition est elle-même issue de la loi PACTE du 22 mai 2019, autre support de simplification de la vie des entreprises, dont celles rencontrant des difficultés.

Il ne s’agit pas ici de faire l’inventaire ou commenter par le détail les innovations apportées par cette transposition, d’autres auteurs plus compétents ont fait cet exercice pour notre plus grand intérêt commun, mais force est de constater que depuis son entrée en vigueur le 1er octobre 2021, très peu de cas de son application se sont signalés, en tout cas en matière de « cadre de restructuration préventive » tel que prévu par la directive, qui auraient vu la mise en œuvre de la mécanique complexe et nouvelle pour tous des classes de parties affectées, de leur constitution à « l’application forcée interclasse ».

Certes, les classes de parties affectées ne concernent que les entreprises d’une certaine taille, ce qui explique peut-être qu’au moment d’écrire ces lignes cinq mois après l’entrée en vigueur du nouveau texte, il n’y ait pas encore de dossier significatif qui ait ouvert cette voie, à moins que la complexité pressentie n’ait au contraire favorisé l’aboutissement de solutions amiables dans le cadre par exemple de conciliations.

La rédaction : Quelles sont les pistes d’évolution possibles du droit des entreprises en difficulté ?

Georges Teboul : Cette campagne électorale va nécessairement provoquer de nouvelles réformes; plusieurs réflexions peuvent être faites.

Nous avons besoin d’une certaine stabilité juridique et de la sécurité qui y est attachée : la réforme perpétuelle n’est pas bonne dans la matière des entreprises en difficulté comme dans les autres domaines, même si elle semble être une conséquence inévitable de notre évolution tournée vers l’accélération des processus et une modification constante des normes. Nous considérons depuis longtemps que la prolifération excessive des normes les rend peu crédibles et qu’un bon système clair avec des principes bien connus est la meilleure source de sécurité juridique.

La transposition récente de la directive européenne qui a été faite le 15 septembre 2021 n’a pas encore d’effet perceptible, mais il semble bien que nous entrions dans une ère où nous ne pourrons pas faire autrement que de prendre en compte un système anglo-saxon plus ou moins compatible avec le nôtre. Le système des classes de créanciers importé d’Amérique en est un bon exemple et la multiplicité ainsi que la complexité de ces outils pose le problème d’une acclimatation à nos mentalités. Espérons que nos tribunaux sauront effectuer cette synthèse difficile. Les réactions de nos administrateurs judiciaires montrent qu’ils peuvent être inventifs et il est à cet égard heureux qu’ils conservent la charge d’organiser ce système difficile, sous le contrôle du tribunal.

Nous devrons aussi sans doute engager une réflexion sur la séparation entre un droit des petites entreprises simple et clair, et un droit des plus grandes entreprises qui concerne au fond un nombre très limité d’entreprises. Nous disposons à présent de l’expérience et du recul suffisant qui permettraient d’éclaircir un corpus de règles devenu bien touffu, qui nécessitera sans doute un certain élagage, même si cela n’est pas la tendance actuelle.

La réactivité des tribunaux de commerce naguère bien critiqués a renforcé un nouveau climat de confiance avec les pouvoirs publics, ce qui mérite d’être salué. Ces tribunaux bénévoles réalisent un travail important avec une réactivité satisfaisante soutenue par des greffes performants et en général, bien gérés, ce qui permet une justice rapide, peu chère et de qualité. La commission Richelme a montré que les juges consulaires étaient devenus crédibles aux yeux des pouvoirs publics, ce qui est une bonne chose, même si la piste de la mixité ne semble pas avoir été totalement écartée.

Il faudra sans doute se pencher à nouveau sur la définition de la cessation des paiements qui paraît quelque peu obsolète, car elle peut constituer un carcan pour l’ouverture d’une prévention et la vision statique de cet état peut apparaître dissuasive et peu efficace, sauf, il est vrai, dans la matière des sanctions, qui constitue sa principale justification. Est-il réellement utile de s’interroger sur un état de cessation des paiements en prévention lorsqu’il peut disparaître à l’issue d’une réunion bancaire, en regard des stand still demandés et obtenus par le mandataire ad hoc ou le conciliateur ? La crédibilité de l’entreprise, son aptitude à poursuivre une activité bénéficiaire, ses éléments prévisionnels et sa capacité de remboursement validés sont évidemment des éléments plus utiles, ce qui pose la question d’un diagnostic préalable par des auditeurs spécialisés et crédibles.

Nous ne pouvons pas en outre échapper à un débat sur les sources de financement, ce débat ayant été ouvert pendant la période écoulée, l’État s’étant intéressé aux sources de financement avec notamment, le rôle plus actif de la BPI, la création de prêts « verts », l’octroi de financements dépendant par exemple du comportement de l’entreprise et de son aptitude à tenir compte des contraintes de la RSE, du droit de l’environnement, de sa gouvernance, etc. Pourrait-on à cet égard considérer que la vertu fait bon ménage avec les affaires ?

Au-delà des surenchères électorales que nous allons observer ainsi que des promesses éternellement non tenues, il semble que les constats déjà effectués pendant la période écoulée peuvent permettre un certain optimisme, car, dans cette matière, nous disposons de cadres de l’État qui ont pris conscience de la nécessité d’un dialogue et de chercher à mettre en place des mesures efficaces et adaptées à notre économie. C’est sur ce constat d’optimisme que nous souhaitons rester.

Christophe Thevénot : En droit européen, la Commission européenne n’entend pas s’arrêter là, puisqu’elle a annoncé dans son programme de travail 2020 vouloir proposer une nouvelle directive « Insolvency III » d’ici le troisième trimestre 2022, visant à harmoniser le droit de l’insolvabilité dans les pays membres. L’union des marchés de capitaux et les investissements entre pays européens devraient être plus importants avec une plus grande harmonisation.

Les plus grandes entreprises et les entreprises de taille intermédiaire étant celles qui sont confrontées dans leur quotidien à ces contraintes de financements internationaux, et aux risques de défaillance de leurs clients et fournisseurs européens, pourquoi ne pas envisager une réglementation européenne applicable selon un même texte à ces grandes entreprises ? Ceci freinerait les tentations de forum shopping et donnerait une visibilité claire à tous les acteurs économiques concernés.

Peut-être le bilan d’un prochain quinquennat ?

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