La condamnation à mort récente de deux lanceurs d’alerte en République Démocratique du Congo : Gradi Koko et Navy Malela, illustre une nouvelle fois toute l’actualité de la problématique de la protection des lanceurs d’alerte dans une société ultra connectée et dans laquelle l’accès à l’information est instantané.

Depuis le début des années 2000 de nombreuses affaires ont secoué la planète: des publications de WikiLeaks et de Julian Assange, aux révélations d’Edward Snowden, en passant par le combat d’Erin Brockovich ; ravivant ainsi la nécessité d’accorder une protection toute particulière à ces fervents défenseurs de l’intérêt général.

Une première étape a été franchie en 2003 avec la signature de la Convention des Nations Unies contre la corruption. Ratifiée par 187 Etats, son article 33 intitulé « la protection des personnes qui communiquent des informations » dispose que : « Chaque État Partie envisage d’incorporer dans son système juridique interne des mesures appropriées pour assurer la protection contre tout traitement injustifié de toute personne qui signale aux autorités compétentes, de bonne foi et sur la base de soupçons raisonnables, tous faits concernant les infractions établies conformément à la présente Convention ».

En France, la loi Sapin II promulguée le 9 décembre 2016, est venue mettre fin au foisonnement d’approches sectorielles en la matière en instaurant une protection globale en faveur des lanceurs d’alerte. L’article 6 définit le lanceur d’alerte comme « une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance ».

Certains secrets sont néanmoins exclus de ce régime de protection : il s’agit du secret de la défense nationale, du secret médical et du secret des relations entre un avocat et son client. L’article 8 précise les étapes à respecter afin de garantir la protection du signalement. A ce titre, le lanceur d’alerte ne peut rendre son signalement public qu’en dernier ressort, en cas de danger grave et imminent ou en présence d’un risque de dommages irréversibles. L’article 9 prévoit par ailleurs la stricte confidentialité de «l’identité des auteurs du signalement, des personnes visées par celui-ci et des informations recueillies par l’ensemble des destinataires du signalement ». Le fait de divulguer ces éléments confidentiels peut être puni de 2ans d’emprisonnement et de 30 000euros d’amende. Les lanceurs d’alerte sont également protégés des représailles dans le cadre professionnel et l’article 13 a instauré un délit d’entrave au signalement puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000euros d’amende. Le lanceur d’alerte est épaulé et guidé dans ses démarches par le Défenseur des Droits. Des procédures de signalement internes doivent être prévues notamment par les personnes morales de droit privé ou public d’au moins 50 salariés. Les seuils et les modalités d’application sont précisés dans le décret N°2017-564 du 9 décembre 2016.

La protection garantie par la loi Sapin II est donc relativement étendue. La loi libanaise concernant les lanceurs d’alerte n’a cependant rien à lui envier…ou du moins sur le papier.

Contexte régional

Le Liban, tout comme bon nombre de ses proches voisins, a adhéré sans réserve aux dispositions de la Convention des Nations Unies contre la corruption à travers la loi N°33 du 16 octobre 2008. Afin d’en garantir les effets au niveau interne, le Parlement a adopté la loi N°83 relative à la protection des lanceurs d’alerte le 10 octobre 2018.

Bien que prise assez tardivement, cette loi représente un symbole considérable dans un pays historiquement rongé par la corruption. Elle s’inscrit dans le cadre d’un mouvement récent de prise en compte de la problématique des lanceurs d’alerte au niveau régional. Les pays du Golfe ont presque tous mis en place des procédures spécifiques concernant les « whistleblowers ».

Le Koweït a par exemple, dans sa loi N°2 de 2016 instituant la NAZAHA (Kuwait Anti Corruption Authority, Nazaha signifiant intégrité en arabe), inclus la protection des lanceurs d’alerte au paragraphe 5 de l’article 4 consacré aux buts essentiels de cette organisation. Le Chapitre 5 de la loi est par ailleurs intégralement dédié à leur protection et au processus de signalement. Il prévoit, entre autres, mais pas exclusivement, la protection du lanceur d’alerte et de son entourage, la possibilité de fournir un nouveau domicile en cas de nécessité, ainsi que l’instauration d’une protection légale et administrative.

Loin d’être aussi aboutie que la loi koweïtienne, la législation émiratie est quant à elle assez balbutiante. Hormis l’obligation positive pour toute personne de révéler tout acte criminel présente dans le Code Pénal, aucune législation ne traitait jusqu’à lors des lanceurs d’alerte. Il a fallu attendre 2016 et la loi N°4 sur les Crimes financiers pour voir émerger cette notion. Cette loi prévoit la protection des lanceurs d’alerte contre toute poursuite et action disciplinaire sur leur lieu de travail à condition que les faits allégués soient vérifiés et qu’ils soient rapportés au Centre pour la Sécurité économique de Dubai. Le projet de loi adopté en mai 2020 devrait permettre une protection encore plus accrue et élargie grâce à un mécanisme de protection des témoins incluant les lanceurs d’alerte. Cependant cette protection reste relativement faible et sectorisée puisqu’elle ne concerne que le domaine de la sécurité économique.

Le Sultanat d’Oman et l’Arabie Saoudite ne possèdent pas non plus de régime général concernant la protection des lanceurs d’alerte. Le Royaume Wahhabite possède néanmoins depuis 2011 une Commission National Anti-corruption indépendante (également appelée Nazaha) qui prévoit un système de signalement des faits de corruption. Elle garantie la confidentialité totale des informations personnelles du lanceur d’alerte sans pour autant lui assurer une protection intégrale. Elle a cependant annoncé récemment vouloir mettre en place un système de récompense pour les lanceurs d’alerte révélant des actes de corruption.

Ces initiatives n’en sont encore qu’à leur début et il est très probable qu’elles évoluent dans les années à venir.

Mais qu’en est-il du Liban ?

Les points clefs du texte originel

La loi libanaise N°83 est, sur le papier, relativement novatrice et très complète comparée à celles de ses voisins du Golfe. Elle prévoit la confidentialité des informations du lanceur d’alerte ainsi qu’une protection extensive contre tout dommage fonctionnel ou non que ce dernier pourrait subir.

Les dommages fonctionnels font référence aux dommages subis sur le lieu de travail ou dans le cadre professionnel et survenu à la suite de la dénonciation. L’article 7 paragraphe 1 énonce toute une liste de mesures jugées dommageables dans laquelle figure par exemple le licenciement, les pressions ou encore la rétrogradation de grade et de salaire. Tous les dommages subis en dehors du cadre professionnel par le lanceur d’alerte ou par ses proches (famille, employés etc) sont également couverts par le paragraphe 2 de cet article. A ce titre sont notamment proscrits : toute menace, mesure de rétorsion ou pression ainsi que tout préjudice moral, physique et/ou matériel. Le dommage doit néanmoins pouvoir être rattaché directement à la dénonciation : le lien de causalité ne pouvant être supposé.

L’article 11 complète ces mesures en énonçant que toute personne qui infligerait des dommages au lanceur d’alerte dans le cadre professionnel s’expose à une amende pouvant aller de 10.000.000LPB à 100.000.000LPB. Hors du cadre professionnel le lanceur d’alerte bénéficiera d’un renforcement des sanctions pénales prévues en la matière. Toute personne qui refuse de coopérer avec la Commission Nationale contre la corruption se verra également imposer des pénalités comprises entre 7 et 15 millions de livres libanaises. S’il se trouve que la sécurité du lanceur d’alerte ou celle de ses proches est mise en péril, l’Autorité pourra demander aux autorités compétentes de garantir leur protection.

Le lanceur d’alerte peut également être récompensé pécuniairement et bénéficier d’une aide dans certains cas énoncés à l’article 14, notamment si la dénonciation a été bénéfique pour l’Administration. Néanmoins cette récompense reste soumise à l’approbation de la Commission et ne peut excéder un certain montant bien loin du système des « rewards » prévu pour les lanceurs d’alerte dans le système américain. Cette récompense peut s’avérer utile notamment pour inciter la population à dénoncer les pratiques douteuses au sein d’une culture originellement peu favorable aux dénonciations et à la remise en cause de la hiérarchie dans le cadre professionnel.

Pour quelle application concrète ?

Cette loi, qui avait pourtant tout d’un projet innovant et prometteur, n’a jamais pu être concrètement appliquée. Sont en cause notamment la lenteur du processus législatif mais aussi l’absence prolongée d’un gouvernement stable et désigné pendant un peu plus d’un an. En conséquence, de nombreuses lois ne peuvent être appliquées en raison du manque de décrets d’application.

Le problème central réside dans l’absence d’Autorité ou d’entité capable de recevoir et de traiter les dénonciations. L’article 2 prévoit que la protection fournit par la loi ne peut être alléguée qu’en cas de signalement exprès du lanceur d’alerte auprès de la Commission Nationale de lutte contre la Corruption. Si le lanceur d’alerte choisit par exemple de révéler ses découvertes dans la presse il ne bénéficiera pas de ladite protection. Mais à ce jour, cette Commission n’est toujours pas formée transformant ainsi la loi sur les lanceurs d’alerte en loi sans force. Bien qu’elle bénéficie d’une existence matérielle il est impossible pour les citoyens de s’en prévaloir.

Cette Commission a seulement été créée en mai 2020 grâce à la loi N°175 relative à la lutte contre la corruption dans le secteur public. Dotée d’une personnalité morale, la Commission est indépendante financièrement et administrativement et doit être composée de 6 membres nommés pour 6ans non renouvelables par décret gouvernemental. Ses membres sont répartis comme suit : 1 avocat, 2 juges, 1 expert-comptable et 2 experts du secteur bancaire et des finances publiques. Cependant les nominations peinent à voir le jour, laissant une fois de plus la loi N°83 sans perspective d’application proche.

Le 12 juin 2020 la loi N°182 est venue amender l’article 9 de la loi N°83 en ajoutant l’obligation pour le lanceur d’alerte de saisir le parquet compétent en plus d’informer la Commission afin de se prévaloir des dispositions de la loi. Cet ajout est relativement critiquable étant donné le manque de confiance inhérent de la population envers l’administration publique et la corruption endémique qui y règne.

La mise en œuvre de cette loi est donc fondamentalement compromise.

Un projet de relance en préparation

Le 12 octobre 2020, Madame Marie Claude Najm, alors ministre intérimaire de la Justice, faisait part de son projet d’ouverture d’un bureau dédié à la réception des signalements des lanceurs d’alerte. Visant à garantir les droits donnés par la loi N°83, ce greffe lié au Ministère Public auprès de la Cour de cassation est actuellement en cours de création.

Cette initiative est en réalité le fruit d’une réflexion conjointe d’un groupe de travail créé par le bureau du Ministre d’État pour la réforme administrative (décision N°33 du 30 juin 2020) afin d’assurer la bonne application de la loi. Ce groupe de travail était composé de 5 membres. Le Parquet fût représenté par le procureur général de la Cour de cassation ayant délégué sa représentation à une avocate générale auprès de la Cour. Le Ministère des Finances et le bureau du Ministère d’État pour la réforme administrative ont bénéficié d’un représentant chacun. Maître Ghassan Moukheiber, ancien député du Metn, a quant à lui assuré le rôle d’expert juridique au sein du groupe de travail. En plus d’avoir participé à de nombreux projets de lois concernant la corruption, il correspond également avec le PNUD. Enfin, le Ministère de la Justice fût représenté par M. Ziad Mekanna, juge d’instruction du Mont Liban.

Ce groupe de travail avait pour but de faire des recommandations aux autorités concernées sur la manière de mettre en œuvre la loi N°83 et d’instaurer le dialogue entre les différentes institutions. De ce groupe a résulté la création du greffe fondé sur les textes de la loi N°150/83, notamment son article 120. Ce greffe fait partie, et est rattaché au greffe du Ministère Public auprès de la Cour de cassation.

Monsieur le juge Ziad Mekanna a bien voulu m’accorder une entrevue pour me parler davantage de cette initiative. Il m’a affirmé que ce greffe sera composé de greffiers compétents, formés à recevoir les plaintes ainsi qu’à gérer la confidentialité des informations. Le greffe sera situé en face du Palais de Justice de Beyrouth et la formation des 10 greffiers devrait débuter bientôt avec la coopération du PNUD. Son rôle sera de faire suivre, de compléter et de transmettre le dossier à l’avocat général en charge de la lutte contre la corruption. Un numéro de téléphone dédié et une adresse mail seront mis en place : les plaintes devront nécessairement s’effectuer par écrit ou voie électronique. Le numéro de téléphone sert quant à lui à informer et conseiller les potentiels lanceurs d’alerte.

M.Mekanna a également salué l’amendement N°182/2020 sur la possibilité de bénéficier de la protection garantie par la loi en saisissant le parquet. Il considère ce dernier comme une nécessité afin de garantir les droits des lanceurs d’alerte permettant ainsi d’instaurer un climat de confiance entre les libanais et l’administration.

Selon lui, la Commission nationale pour la lutte contre la corruption devrait voir le jour « le plus tôt possible ». Deux magistrats, membres de la Commission, devaient être élus autour du 7 août 2020 mais la tragique explosion du port et la situation sanitaire avait stoppé toute avancée. Dans un contexte un peu particulier, cette élection a finalement eu lieu le 13 juin dernier. Les juges qui ont été désignés par le corps électoral sont Claude Karam et Thérèse Allaoui. Il reste désormais à nommer l’avocat et l’expert comptable. Une fois nommés, un décret devra être émis pour que l’ensemble des membres de la Commission puissent exercer leurs fonctions. Pour l’instant l’OMSAR (Office of the Minister of State for Administrative Reform) est chargé de la mise en œuvre des stratégies de lutte contre la corruption en attendant la création de la tant attendue Commission Nationale pour la lutte contre la Corruption.

Célia FREBERT

SRDB Avocats et Associés

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