Par Célia Frébert

Juriste chez SRDB Law Firm

Introduction de Philippe DELEBECQUE

Professeur à l’Université de PARIS I Sorbonne

La délimitation des frontières maritimes entre les États est une question très délicate. Les enjeux sont souvent considérables, et pas uniquement en termes économiques.

Les équilibres géo politiques sont souvent en cause, comme l’atteste le conflit qui oppose le Liban et Israël et qui forme l’objet de l’article de Célia Frébert.

La diplomatie montre ici ses limites, si bien qu’il n’est pas exclu que seule une intervention judiciaire ou arbitrale saura sinon mettre fin au litige, du moins l’apaiser.

Au demeurant, il est permis de se demander si les parties n’auraient pas intérêt à se tourner vers le Tribunal international du droit de la mer (TIDM) qui a su régler quelques conflits difficiles, tel celui entre Maurice et les Maldives. Il faudrait cependant s’assurer que l’un ou l’autre des États en cause n’ait pas écarté, conformément à ce que prévoit l’article 298 de la Convention de Montégo Bay, le recours au TIDM et préféré se tourner vers la CIJ. En tout cas, quelle que soit la juridiction choisie et quel que soit le mode règlement adopté, judiciaire ou arbitral, l’affaire soulève des points techniques et juridiques délicats qu’il sera particulièrement intéressant de suivre.

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Les relations entre le Liban et Israël ont été marquées par une histoire commune jalonnée de guerres et de conflits. Les deux États, encore officiellement en état de guerre, n’ont jamais normalisé leurs relations. La stabilisation de leur frontière terrestre avait néanmoins laissé entrevoir une possible amélioration de leurs relations. Mais c’était sans compter sur la découverte de réserves d’hydrocarbures en Méditerranée qui ont ravivé les tensions, sur le plan maritime cette fois ci.

A ce jour, en Méditerranée orientale[1], 10 frontières maritimes (soit environ 1223 milles marins) n’ont toujours pas pu être déterminé et délimité par des traités ou accords[2]. Seule Chypre a délimité une partie de ses frontières en concluant en 2003 un accord avec l’Égypte puis un accord avec Israël en 2010. La signature de ce dernier et la découverte en 2009 du champs gazier Tamar 2 par Israël a grandement incité le Liban a abandonné la ratification du projet d’accord de délimitation de ses frontières avec Chypre qui avait été initié en 2007.

Le Liban conteste d’ailleurs vivement cet accord, estimant qu’il le prive de 860 km² appartenant à sa Zone Économique Exclusive. La ZEE est une bande de mer qui se situe entre la zone contiguë et les eaux internationales et s’étend à une distance de 200 milles marins à partir de la ligne de base. Les États jouissent sur cet espace d’un droit exclusif d’exploitation des ressources naturelles sur le sol, dans l’eau et le sous-sol.

L’enjeu sous-jacent est donc de taille car le Liban et Israël sont tous deux extrêmement dépendants de leurs importations en matière énergétique et pauvres en ressources naturelles. Israël, loin d’être très populaire parmi ses voisins, voit dans ces nouveaux gisements l’occasion d’assurer sa sécurité énergétique. Ces 860 km² possiblement exploitables sont donc l’objet de toutes les convoitises.

Deux accords d’Exploration-Production ont par ailleurs été signés entre Total et la République libanaise afin de forer dans les blocs 4 et 9 (avec ENI et Novatek comme partenaires). Le forage d’exploration du Bloc 4 à 30 km au large de Beyrouth a débuté fin février 2020 et s’est achevé deux mois plus tard, en avril. Des traces d’hydrocarbures ont été observées ; le puits n’a cependant pas rencontré de réservoir[3]. Les espoirs libanais s’étaient donc tournés vers le bloc 9 au Sud du pays qui devait également faire l’objet d’une exploration en mai 2021[4]. Or ce bloc empiète sur la zone contestée entre les deux pays.

Il est fort probable que ce différend s’éternise et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord en raison du refus catégorique du Liban de négocier directement avec Israël. Les deux États n’entretiennent pas de relations diplomatiques et le Liban ne souhaite pas que d’éventuelles négociations soient interprétées comme une normalisation des relations. Cette situation induit de ce fait nécessaire le recours à un tiers médiateur, dont la tâche est rendue compliquée par la situation politique chaotique au Liban et le report constant des négociations.

Les négociations ont récemment été suspendues jusqu’à nouvel ordre en raison de la volonté du Liban d’étendre la zone totale contestée à 2 290 km².

Les États-Unis avaient, en 2010, initié une médiation prometteuse qui s’était soldée par la proposition de délimitation suivante : 55% de la zone devait être attribuée au Liban et les 45 % restant devaient revenir à Israël. Cette délinéation surnommée la ligne Hof, du nom du médiateur américain l’ayant proposée, représentait un compromis entre les revendications des deux États. Le Liban l’a finalement rejetée en 2020 affirmant qu’elle ne respectait pas le droit international et qu’une nouvelle ligne devait être défini par des experts internationaux.

Quels principes de droit international en matière de délimitation maritime ?

Le droit international ne manque pourtant pas d’instruments pour régler ce genre de conflits. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, autrement appelée Convention de Montego Bay, est la référence en la matière. Ratifiée par 168 États, elle prévoit un certain nombre de moyens permettant de régler d’éventuels différends maritimes entre les États parties.

Le Liban l’a signée le 7 décembre 1984 avant de la ratifier le 5 janvier 1995. Ce faisant, le Liban est devenu le seul État parmi ces voisins directs (à l’exception de Chypre) à l’avoir ratifiée. Ni Israël, ni la Syrie, ni même la Turquie n’ont ratifié la Convention. Cependant, son contenu se voulant être un reflet du droit coutumier, n’exclut pas que certaines de ces dispositions s’appliquent aux États non parties. Israël a par ailleurs reconnu appliquer le droit international de la mer, ce qui implique les dispositions de la CNUDM.

Cependant la CNUDM ne nous donne aucun élément de réponse directe concernant la délimitation de la ZEE. En effet l’article 74 de la Convention dispose que « La délimitation de la zone économique exclusive entre États dont les côtes sont adjacentes ou se font face est effectuée par voie d’accord conformément au droit international tel qu’il est visé à l’article 38 du Statut de la Cour internationale de Justice, afin d’aboutir à une solution équitable ».

Cette notion d’équité se retrouve donc dans la jurisprudence de la Cour Internationale de Justice qui possède désormais une certaine expérience en matière de différends maritimes. Elle est utilisée pour pondérer la méthode d’équidistance (ligne médiane) souvent utilisée en droit de la mer. Dans l’affaire Plateau Continental de la Mer du Nord de 1969 concernant les Pays Bas, le Danemark et la République Fédérale d’Allemagne la CIJ expliquait déjà que les délinéations devaient s’opérer conformément à des « principes équitables ». Leur nature coutumière a, par ailleurs, été reconnue dans l’affaire de la délimitation de la frontière maritime dans la région du Golfe du Maine de 1984 (Canada contre États-Unis d’Amérique). Ces principes restent vagues étant donné qu’il n’existe pas de moyen unique et universel pour parvenir à cette équité. Le terme principe renferme un certain flou juridique.

Il existe en effet une pluralité de méthodes de délimitation des frontières dont l’équidistance est simplement la plus populaire et celle utilisée le plus souvent en droit de la mer.

L’utilisation d’une ligne perpendiculaire à la direction générale de la côte, la délimitation à l’aide de parallèles et de méridiens, la mise en place de corridors avec des lignes parallèles et la méthode de la bissectrice entre des directions générales de côte peuvent également être des méthodes utilisées dans le cadre des négociations[5]. Plusieurs méthodes peuvent également être combinées pour parvenir à une solution.

Quelles solutions ?

En vertu de l’article 279 de la CNUDM et de l’article 33 de la Charte des Nations Unies les États sont tenus de régler tout différend de manière pacifique. Cette disposition emblématique de la Charte des Nations Unies qui s’impose à tous les États s’impose également au Liban et à Israël. Les deux États n’ayant pas pu s’entendre sur le règlement de leur différend à travers des négociations et le recours à un médiateur, il paraît opportun de recourir à un arbitre ou d’entamer une procédure devant la Cour Internationale de Justice.

Ces deux méthodes ont l’avantage de fournir une décision obligatoire qui s’imposera aux parties. Un recours devant la CIJ semble cependant plus pertinent étant donné les tensions entre les deux pays. Recourir à un arbitre implique nécessairement la rédaction d’un compromis d’arbitrage qui devra déterminer le ou les arbitres désignés par les parties. Or il risque d’être très difficile de les choisir en raison des sensibilités politiques opposées des deux États. Les négociations sont déjà très lentes et difficiles en temps normal et une telle procédure ne ferait que reporter davantage la résolution du litige.

La création d’un tribunal arbitral implique le respect de la décision qui en résulte quand bien même cette dernière ne serait pas favorable à l’une des parties. Il est donc essentiel que les deux États entretiennent des relations diplomatiques stables basées sur le respect mutuel et des valeurs de coopération. C’est ainsi qu’en 1992 le différend maritime opposant le Canada et la France sur la question de la délimitation des espaces maritimes au large de Saint-Pierre et Miquelon a pu être réglé. La décision du tribunal arbitral était loin d’être satisfaisante pour la France puisque la « minuscule portion de zone »[6] qu’elle obtint « lui interdit toute politique autonome de gestion des ressources »[7]. Il lui est donc impossible de jouir de l’attribut central de la ZEE qui est l’exclusivité de l’exploitation des ressources. La France a néanmoins accepté la sentence arbitrale et les deux États ont modifié leur accord de pêche commun pour intégrer et réguler la nouvelle zone ainsi délimitée en 1994.

Il est très peu probable que ce scénario puisse se produire entre le Liban et Israël. Une sentence arbitrale défavorable pour l’une des parties ne sera très probablement pas appliquée par cette dernière. C’est notamment ce qui s’est produit dans le cas de l’arbitrage de la Haye de 2016 concernant le différend maritime entre Manille et la République Populaire de Chine. La Cour Permanente d’Arbitrage de la Haye a donné raison aux Philippines et est même allée au-delà en considérant que la Chine avait violé les droits souverains que les Philippines possèdent dans leur ZEE. Bien que cet arbitrage soit fondé sur la CNUDM la Chine a refusé de l’appliquer se positionnant ainsi contre le droit international en vigueur. Les tensions ne se sont pas apaisées depuis et la rivalité entre les deux États continuent de s’accroître.

Ce différend tout comme le litige israélo-libanais est avant tout politique avant d’être juridique. Les conflits concernant les ressources ont toujours été très sensibles puisqu’ils peuvent facilement inverser les logiques de pouvoir dans certaines régions du monde. La découverte de pétrole et de gaz naturel au Moyen Orient n’est jamais un enjeu anodin ce qui rend tout différend encore plus difficile à trancher.

Une requête devant la Cour Internationale de Justice paraît adaptée en raison de l’objective neutralité de cet organe judiciaire et de sa jurisprudence riche en matière de différends maritimes. Sa compétence ne fait pas défaut en l’espèce puisque le différend peut être appréhendé sous l’égide de la Charte des Nations Unies. Les parties, peuvent en vertu de l’article 31 du Statut de la Cour, chacune désigner un juge ad hoc. Ce qui évite les tractations sur le choix des arbitres que l’on peut observer lors d’une procédure arbitrale. Malgré tout, il est peu probable qu’Israël accepte de soumettre ce différend à la CIJ et que le Liban introduise une requête car ce simple acte juridique reviendrait à reconnaître Israël comme un État : une entité juridique à part entière. Or c’est pertinemment ce que le Liban souhaite éviter.

Une éventuelle saisine du Tribunal International du droit de la mer (TIDM) paraît, en revanche, compromise en l’espèce en raison de la non-ratification par Israël de la CNUDM. Néanmoins, en vertu de l’article 20 paragraphe 2 du Statut du TIDM, le tribunal peut connaître d’un litige concernant un Etat non partie, à condition de recueillir le consentement exprès des parties concernées.

Une impasse ?

Il existe donc de nombreuses solutions juridiques. Le droit international fournit une panoplie de moyens de règlement des différends et de méthodes de délimitation adéquates. De nombreuses cartes existent également dans le cadre de ce différend appuyant les revendications des deux parties. Il ne s’agit donc pas d’un différend dénué de données scientifiques. Cependant de nombreux paramètres politiques sont à prendre en compte et notamment les risques de conflits régionaux.

Le report constant des négociations semble nourrir un flou politique volontaire. Il est peu probable que ce litige trouve à se résoudre dans le futur proche.

Un nouveau négociateur américain a néanmoins été désigné afin de relancer les négociations : il s’agit de Amos Hochstein, Conseiller US à la Sécurité Énergétique désigné par Antony Blinken[8]. Arrivé le 19 octobre dernier, sa tâche devrait être facilitée par la formation récente d’un gouvernement au Liban.

Une intervention de la France, très impliquée au Liban, pourrait également permettre de faciliter l’avancement des négociations.

Célia Frébert

SRDB Avocats et Associés